Sommaire
Les crises de première et deuxième générations : le rôle des facteurs macroéconomiques
Les crises de première génération : l'apport des fondamentaux macroéconomiques
Les crises de deuxième génération : l'apport des anticipations
Fondamentaux et anticipations : accord ou désaccord
Ce qui oppose les modèles
Des engagements à maintenir la parité de change
Des engagements sous contrainte
Les crises de troisième génération : l'extension des fondamentaux aux déséquilibres microéconomiques
Les déterminants externes : les afflux de capitaux étrangers
Les déterminants internes : la fragilité des bilans des acteurs privés
La décennie 1990 et le début des années 2000 ont été marqués par de nombreuses crises de change, qu'il s'agissent des crises du SME, des crises mexicaine, asiatiques, russe, brésilienne, turque ou argentine. Des études montrent que sur la période qui court de 1973 à 1997, la probabilité de crise est près de deux fois plus fréquente qu'au cours de la période des accords de Bretton Woods (1945-1971) et de l'étalon-or (1880-1913). L'auteur dresse une typologie des modèles théoriques de crises de change. Ces dernières sont entendues au sens de variation significative et non anticipée du taux de change. Alors que la première génération explique les crises de balance des paiements en Amérique latine par plusieurs variables : les réserves de change, le crédit intérieur, le déficit budgétaire et l'inflation anticipée, la deuxième génération explique les crises de change du SME par les anticipations des agents. Enfin, la troisième explique les crises mexicaines et asiatiques par des variables financières.
L a théorie a tenté d'expliquer les fragilités à l'origine des crises de change par différentes générations de modèles, mais ces derniers se sont avérés infructueux au cours du temps. En effet, même si ces modèles peuvent avoir un écho positif sur la compréhension des crises récentes, chaque génération a été dépassée par les faits en raison de l'évolution des structures financières internationales et de la nature des crises. À l'origine, les modèles de première génération ont cherché à expliquer les crises de balance des paiements des années 70-80. Ensuite, les modèles de deuxième génération ont tenté d'apporter une réponse aux crises du Système monétaire européen (SME) de 1992-93. Enfin, les modèles de troisième génération ont essayé de comprendre les crises mexicaine (1994-95) et asiatiques (1997-98), à dominante bancaire et financière.
Les modèles de première génération vont être élaborés par Krugman (1979) et affinés ensuite par Flood et Garber (1984). Ces épisodes de surendettement public, qui renvoient aux crises de balance des paiements des années 1970 et 1980 en Amérique latine, sont considérés comme inéluctables. Témoignant d'antécédents d'inflation élevée, ces pays ont cherché à adopter des taux de change fixe pour gagner en crédibilité auprès des marchés financiers, mais sans pour autant poursuivre une rigueur suffisante au niveau de la gestion de leurs finances publiques. Au début des années 1980, ils ont de surcroît été frappés de plein fouet par l'effondrement du prix des matières premières et par le brutal resserrement de la politique monétaire américaine de 1979, à l'origine du défaut mexicain de 1982.
Krugman observe des régularités empiriques avant les crises de change. Les réserves de change déclinent graduellement dans un premier temps. Mais, bien avant qu'elles ne se soient épuisées, une attaque spéculative les élimine soudainement dans un second temps. Deux variables sont alors susceptibles de conduire à la baisse des réserves.
- Les prix anticipés : Krugman explique la baisse des réserves par le changement dans la composition des portefeuilles. En change fixe, pour contrecarrer la vente de monnaie nationale contre devises, les autorités détiennent des réserves et se tiennent prêtes à les échanger afin de maintenir la parité. Par exemple, une hausse anticipée du niveau général des prix déprécie la valeur du portefeuille des investisseurs.
- L'excès d'offre de monnaie : les réserves peuvent aussi varier si l'offre de monnaie est supérieure à la demande. Quand les autorités émettent plus de monnaie que le secteur privé ne souhaite en détenir, les investisseurs échangent cette monnaie domestique contre de la monnaie étrangère. De ce fait, le financement des déficits budgétaires par création monétaire peut être à l'origine de la baisse des réserves.
Ainsi, dans un contexte de mobilité parfaite des capitaux, une politique monétaire laxiste est incompatible avec le maintien d'une parité fixe et peut conduire à l'effondrement du change (triangle d'incompatibilité de Mundell). Plusieurs variables permettent donc d'expliquer les crises des années 70-80 en Amérique latine : les réserves de change, le crédit intérieur, le déficit budgétaire et l'inflation anticipée.
Flood et Garber (1984 b) ont prolongé le modèle de Krugman en précisant le timing des crises. Pour rendre prévisible leur déclenchement, ils introduisent le concept de taux de change " shadow" (le taux de change qui aurait prévalu si les agents avaient épuisé progressivement toutes les réserves). Cette notion permet de relier le régime de change fixe avant effondrement, au régime de change flottant après effondrement. Un enseignement majeur du modèle de Flood et Garber est que la date de l'abandon du change fixe ne dépend pas seulement des fondamentaux, mais aussi des comportements spéculatifs arbitraires. Cela tend à relativiser la capacité des indicateurs avancés à prévoir les crises.
Les modèles de première génération apportent un éclairage sur le rôle de certains fondamentaux dans les crises des années 1970 et 1980 en Amérique latine. Mais ils permettent aussi de comprendre au moins partiellement certaines crises plus récentes (Russie, Brésil, Argentine...). Les crises ne sont donc pas le résultat de comportements irrationnels, mais de politiques macroéconomiques insoutenables. Malgré tout, l'analyse se révèle insuffisante a priori, au vu des enseignements de Flood et Garber sur la présence de comportements spéculatifs arbitraires, mais surtout a posteriori au vu des crises du SME survenues en 1992-93.
Graphique [Graphique 1. Taux de change/dollar]
Graphique [Graphique 2. Crédit en % du PIB]
Graphique [Graphique 3. Taux de change/dollar]
La modélisation des crises de deuxième génération est une réponse aux attaques spéculatives de 1992-93. Ces crises ne s'expliquent pas seulement par les fondamentaux, mais aussi par les anticipations des agents privés. Elles sont ainsi caractérisées par des équilibres multiples.
À la différence des crises de première génération, ces crises ne sont pas exclusivement le résultat de politiques macroéconomiques inappropriées entre les objectifs internes et externes des autorités. Les attaques peuvent se produire malgré un niveau de réserves suffisant par rapport à la balance des paiements. Depuis la seconde moitié des années 1980, l'accès aux marchés de capitaux confère aux réserves un rôle explicatif moins important par rapport aux crises des années 1970, dans la mesure où elles peuvent y être empruntées. Ainsi, l'abandon d'une parité fixe n'est plus exclusivement lié à l'épuisement des réserves de change.
Mais, au-delà des réserves, les modèles précédents ignorent les options politiques dont disposent les autorités et le coût marginal pour exercer ces options. Les autorités peuvent effectivement emprunter des réserves, mais aussi augmenter les taux d'intérêt, réduire leur besoin de financement, voire instaurer un contrôle des changes. En contrepartie, ces politiques ont un coût. Quand les autorités jugent trop coûteuses la défense de la monnaie et la fixité du taux de change, elles abandonnent la parité. Des facteurs comme des taux d'intérêt élevés, un chômage croissant, une faible croissance du PIB, un système bancaire fragile, une situation budgétaire dégradée, permettent alors d'expliquer la décision d'un gouvernement de ne pas maintenir la parité. Ainsi, une crise dépend également du comportement des autorités, et plus particulièrement de leurs préférences et contraintes.
L'autre élément important du modèle (Obstfeld 1994) est d'introduire une circularité entre les autorités et les marchés financiers. Les contraintes du gouvernement sont endogènes, du fait de leur dépendance aux anticipations de marché. Les marchés savent que les autorités adaptent leur politique à l'environnement économique, qui dépend lui-même des anticipations privées. Par l'introduction de cette circularité, il peut apparaître des équilibres multiples, qui donnent lieu aux crises dites "auto-réalisatrices". Dans ce cas, les conditions à l'apparition d'une crise n'ont pas besoin d'être présentes, il suffit que le marché anticipe une détérioration des fondamentaux. Le timing d'une crise devient alors aléatoire et tout événement susceptible de modifier les anticipations de marché peut ainsi la déclencher. Une crise peut ainsi se produire sans changement ex ante des fondamentaux. Toutefois, ces derniers ne sont pas complètement sans rapport avec le risque d'attaque spéculative. Leur état crée une plage de vulnérabilité qui détermine l'étendue des équilibres possibles.
On peut ainsi se demander si tout oppose ces deux premières générations de modèles.
L'introduction des anticipations a fait évoluer la théorie des crises, mais jusqu'où ? Au point de modifier radicalement l'analyse des crises ou simplement au point de la compléter ?
Alors que les modèles de première génération ont une conception déterministe, les fondamentaux expliquant à eux seuls les crises, les modèles de deuxième génération rendent possibles plusieurs trajectoires de change selon la nature des anticipations pour un même état des fondamentaux. Il existe une zone de vulnérabilité à l'intérieur de laquelle les fondamentaux ne sont pas suffisamment forts pour éviter une crise et suffisamment faibles pour qu'une crise soit inévitable. Ainsi, un consensus se dessine sur le fait que la probabilité d'une crise est extrêmement faible sans état critique des fondamentaux. Obstfeld, dans Cartapanis (2002), résume parfaitement cette idée : "la question intéressante n'est pas de savoir si, oui ou non, la crise est justifiée par les fondamentaux, dans la mesure où tout le monde est d'accord pour dire que les fondamentaux jouent un rôle, mais si, oui ou non, les fondamentaux sont tels qu'ils font de la crise l'issue unique et inévitable". Mais, si les fondamentaux ne déterminent pas seuls les crises, quelle est leur origine ? Dans la mesure où les modèles de deuxième génération ont montré que les crises devaient être analysées en termes de coûts et de bénéfices, il convient d'étudier l'engagement des autorités à maintenir une parité.
Le maintien d'un change fixe est un gage de crédibilité pour les autorités. Toutefois, la défense de cette parité a un coût. En cas de pression des marchés, un régime de change fixe est maintenu au prix de pertes de réserves et de hausses de taux d'intérêt. La hausse des taux a des conséquences plus dommageables que les réserves, sur l'activité (diminution de la production, hausse du chômage...) ou sur le système bancaire et financier (hausse des charges de la dette, des faillites...). Ainsi, l'engagement des autorités à défendre la monnaie a un coût qui permet de mieux comprendre la possibilité de crises auto-réalisatrices, au sens où les autorités ne sont pas indifférentes aux comportements des marchés.
Si l'engagement des autorités est fort, ces dernières supportent un coût d'intervention élevé. Elles défendent la monnaie jusqu'à l'épuisement des réserves de change ou jusqu'à un seuil qu'elles se sont fixé. Les autorités peuvent aussi augmenter les taux d'intérêt. En théorie, la volonté de défendre la parité est absolue car la hausse des taux est illimitée. Mais cette hausse détériore très fortement la croissance et fragilise les systèmes bancaires. Quand l'engagement des autorités est maximum, les fondamentaux sont ainsi le seul élément explicatif des crises.
Si l'engagement des autorités est faible, ces dernières supportent un faible coût d'intervention. Une petite attaque ou un faible mouvement sur le change va les inciter à abandonner la parité. Leur coût d'intervention est faible, mais leur crédibilité l'est aussi. Les crises sont auto-réalisatrices, car les anticipations des marchés sont systématiquement confirmées par les autorités. Quand l'engagement est minimum, les fondamentaux n'expliquent que partiellement les crises. Les interactions entre autorités et marchés vont également expliciter le déclenchement des crises.
Finalement, les modèles de première génération, avec une politique de change invariante, c'est-à-dire avec un engagement maximum des autorités, sont une hypothèse trop forte en pratique. L'hypothèse des modèles de deuxième génération est sans conteste plus réaliste pour appréhender les crises. Les autorités ont certes une fonction objectif, mais doivent également respecter des contraintes.
Les autorités sont contraintes par les fondamentaux de l'économie et par les marchés financiers. En interne, l'engagement des autorités va dépendre de leur volonté, laquelle est fonction de leur capacité d'intervention. Les autorités peuvent être contraintes par un faible niveau de réserves, mais également par un niveau de taux d'intérêt qui interdit tout soutien à la monnaie, au risque de déprimer une économie au ralenti ou de mettre en danger le système bancaire. Il est difficile de connaître le coût que les autorités sont prêtes à subir pour défendre leur monnaie. Les cas du Royaume-Uni et de la France, lors de la crise du SME, sont révélateurs. Alors que les deux pays se trouvaient dans des situations macroéconomiques comparables, dans le premier cas, les autorités ont préféré abandonner immédiatement la parité, tandis que, dans l'autre, ce n'est qu'après plusieurs vagues spéculatives qu'une plus grande souplesse a été introduite, sous la forme d'un élargissement des bandes de fluctuation de 2,25 % à 15 %. L'arbitrage des autorités dépend des coûts anticipés de la dévaluation, comme la perte de leur crédibilité et les coûts de refinancement des emprunteurs de capitaux. L'arbitrage dépend aussi des coûts de défense de la monnaie, comme la baisse de la production, la hausse du chômage, l'augmentation des déficits budgétaires et du service de la dette. L'indépendance de la politique monétaire et de la banque centrale, les comportements des autorités lors des précédentes attaques, les élections à venir... peuvent également permettre d'apprécier cet arbitrage. Dans tous les cas, le choix des autorités est validé ou invalidé in fine par les marchés. Au vu du pouvoir de ces derniers dans des économies financièrement libéralisées, les pays qui font le choix d'un système de change fixe ne se trouvent-ils pas de fait dans une position vulnérable ? La défense d'une parité fixe n'est-elle pas réduite, voire vouée à l'échec ? Le volume des transactions sur le marché des changes a fortement augmenté depuis la fin des années 1980. Une partie de ces volumes susceptibles d'être échangés sur le marché des changes tend à limiter les capacités d'intervention des autorités, notamment via les réserves de change. Pour les pays dont le compte de capital est entièrement ouvert, les régimes de change rigides ont ainsi laissé la place à des régimes de change transitoires plus flexibles.
Dans les modèles précédents, aucun rôle n'est accordé aux systèmes bancaires et aux cycles de flux de capitaux. Les modèles de troisième génération cherchent à mettre en évidence les liens entre la fragilité des systèmes bancaires et les crises de change. Ces modélisations illustrent les crises mexicaine (1994-95) et asiatiques (1997-98). Les pays d'Asie étaient caractérisés dans les décennies précédentes par des stratégies d'industrialisation par les exportations et des excédents courants. Mais, au fil du temps, l'épargne, pourtant structurellement forte, est devenue insuffisante. Les flux de capitaux courts en devise ont alors couvert les besoins de financement, parfois au-delà du nécessaire, conduisant à des situations de surfinancement.
Graphique [Graphique 4. Taux de change/dollar]
Pour Cartapanis (2002), ces crises sont davantage liées aux imperfections de l'information sur les marchés financiers et à la fragilité des systèmes bancaires, qu'aux distorsions macroéconomiques. Les facteurs de fragilité à l'origine du basculement des opinions sur le marché des changes combinent des vagues de surinvestissement et de spéculation aux déséquilibres croissants des bilans des acteurs privés, ces derniers s'endettant à court terme en devises pour financer des prêts ou des investissements à plus long terme en monnaie locale. Les modèles spécifient les dynamiques d'instabilité financière sur la base du modèle de "ruée bancaire" de Diamond et Dybvig (1983). Les facteurs de déclenchement des crises sont nombreux : endettement excessif, aléa moral (Krugman 2001 ; Corsetti, Pesenti, Roubini 1998), dégradation des bilans (Krugman 2001 ; Mishkin 1999...), poids des dettes extérieures à court terme par rapport aux réserves (Stiglitz 2000)... Néanmoins, deux conditions minimales ressortent des crises de troisième génération. D'une part, les flux de capitaux, notamment à court terme, augmentent fortement avant la crise. D'autre part, l'activité bancaire s'accélère avant l'effondrement et la crise bancaire précède souvent la crise de change.
Les crises de change sont indissociables des afflux de capitaux. Ces derniers augmentent en raison des bonnes perspectives de croissance et de taux de rendements, d'une dérégulation financière et d'un système de change fixe qui assure implicitement les investisseurs. Le schéma selon lequel les flux de capitaux croissent fortement en amont des crises puis diminuent peu avant l'effondrement du change, semble se reproduire avec une certaine régularité dans les crises des années 1990, quels que soient les pays et les zones régionales étudiés.
Ceci dit, quand bien même les flux de capitaux sont massifs, ils sont a priori propices au développement. Les flux de capitaux ne sont pas directement responsables des crises financières, ils ne sont que la condition permissive des crises. En revanche, les fragilités croissantes des bilans des acteurs privés ont une part de responsabilité dans les crises récentes.
Encadré [Où vont les monnaies d'Europe centrale ?]
L'intermédiation, qui a pour fonction de transformer les liquidités, est par nature vulnérable aux ruées des déposants. En économie fermée, l'assurance des dépôts vise à prévenir les retraits paniques des déposants et le prêteur en dernier ressort à interrompre toute ruée effective. En Asie, les banques centrales étaient cependant incapables de jouer ce rôle, ne créant que de la monnaie locale alors que les investisseurs souhaitaient retirer leurs dépôts en devises. Les dettes à court terme en devise atteignaient jusqu'à trois fois les réserves de change dans certains pays. Seules les banques internationales, par le renouvellement des lignes de crédits en devises, ou un prêteur international en dernier ressort, pouvaient interrompre la crise de liquidité. De fait, les anticipations de ruées sur les banques se sont confirmées et parfois auto-réalisées (Indonésie notamment).
Graphique [Graphique 5. Amérique latine. Entrées nettes annuelles de capitaux privés vers les pays émergents]
Graphique [Graphique 6. Asie. Entrées nettes annuelles de capitaux privés vers les pays émergents]
Graphique [Graphique 7. Dette de court terme/Réserves]
Ainsi, la crise asiatique a mis en évidence la nécessité de contrôler l'accumulation de dettes libellées en devise, de suivre la volatilité du change et de surveiller les maturités des actifs et des passifs des institutions financières et des entreprises. Quels sont les éléments déclencheurs des runs?
Pour Mishkin (2000), une crise financière est due à une mauvaise allocation des ressources. Les flux de capitaux ne sont pas affectés vers les opportunités d'investissement les plus productives. Les asymétries d'information conduisent à des problèmes d'aléa moral et de sélection adverse qui favorisent la formation de bulles.
Il existe différents facteurs de crises :
- la détérioration des bilans des intermédiaires financiers. La qualité des bilans détermine la capacité à prêter. Quand les bilans se dégradent, les prêts se contractent et le risque de crise de liquidité augmente. Les investisseurs étrangers sont incités à retirer leurs dépôts en devises, ce qui crée des pressions sur le change. Les autorités monétaires se trouvent alors face à un conflit d'intérêt, dans la mesure où elles ne peuvent baisser les taux d'intérêt sans mettre encore davantage la monnaie sous pression et ne peuvent les augmenter sans dégrader la situation des emprunteurs ;
- la détérioration des bilans non financiers via la variation du prix des actifs. Les collatéraux peuvent diminuer les risques d'asymétrie d'information pour les prêteurs, mais à condition que les prix des actifs ne s'effondrent pas. Ainsi, toute bulle qui éclate sur des actifs servant de collatéraux, telle que la crise immobilière en Thaïlande, accroît l'instabilité financière. Par exemple, avant la crise, les Thaïlandais s'endettaient en dollar et gageaient leurs emprunts sur des collatéraux. Ils remboursaient leurs dettes en dollars alors que leurs revenus étaient en monnaie locale. Quand le bath s'est effondré, les emprunteurs ne pouvant plus faire face à leurs échéances ont cédé leurs actifs. Comme les ventes se sont généralisées, les prix des actifs ont chuté et n'ont plus suffi à payer les dettes. Le risque s'est alors reporté sur les créanciers ;
- surendettement et fragilité des bilans des entreprises. Les bilans du secteur des entreprises étaient particulièrement dégradés en Indonésie et en Corée du Sud. Le ratio "dettes sur fonds propres" représentait parfois plus de 350 %. Cette dégradation des bilans était implicitement (par le système de change) ou explicitement (par les États) garantie au secteur privé, ce qui amplifiait les problèmes d'aléa moral.
Les indicateurs microéconomiques (rentabilité des entreprises, leviers d'endettement) sont ainsi meilleurs que les indicateurs macroéconomiques (déficits budgétaires et courants, taux de chômage...) pour prédire les crises mexicaine et asiatiques. La profitabilité des entreprises asiatiques a effectivement baissé avant la crise. Les prêts non performants s'expliquent par des erreurs d'évaluation du risque de la part des banques et un manque de supervision, de transparence et de régulation des intermédiaires financiers. La réduction des coûts d'emprunt peut aussi conduire les banques et les firmes à emprunter en monnaie étrangère et à financer des projets risqués.
Graphique [Graphique 8. Prêts bancaires (maturité et secteur)]
Les modèles de troisième génération apportent un éclairage sur les crises asiatiques de 1997-1998. Ces crises à dominante bancaire sont des crises de liquidité qui peuvent s'avérer auto-réalisatrices en fonction de l'état de confiance des marchés. Les flux de capitaux courts et en devises sont un indicateur de fragilité particulièrement pertinent, dans la mesure où ils sont en avance sur les crises. Toutefois, ils n'ont qu'un rôle permissif. Ce ne sont pas tant les flux que l'allocation et les conditions d'accueil des capitaux qui sont à mettre en cause dans les crises financières récentes (marchés de capitaux peu profonds, réglementation prudentielle insuffisante...).
Finalement, l'existence de trois générations de modèles reflète la difficulté d'analyser les crises de change dans leur ensemble. Les deux premières générations de crises accordent une part plus ou moins grande aux fondamentaux économiques en fonction du degré d'engagement des autorités à maintenir une parité fixe. La première génération fait ressortir des indicateurs tels que les réserves de change, le crédit intérieur, l'inflation, le déficit budgétaire. La deuxième met en avant le chômage, la croissance du PIB, les taux d'intérêt, la dette publique... La troisième octroie enfin un rôle plus important aux bilans des agents privés, via la composition des flux de capitaux (à court terme, en devises) et l'allocation des financements (croissance du crédit bancaire, déséquilibres des prix d'actifs, profitabilité des investissements, prêts non performants).
En raison de l'hétérogénéité des crises, la littérature théorique ne parvient toutefois pas à expliquer les crises de change au sein d'un modèle homogène. Ce relatif échec a poussé les recherches à se couper partiellement du cadre théorique pour analyser les crises d'un point de vue plus empirique. Après les crises mexicaine et asiatiques, un grand nombre d'études se sont ainsi portées sur l'analyse des indicateurs avancés de crises. Ces indicateurs d'alerte, fondés sur le principe des points de retournement du cycle, offrent une nouvelle voie de recherche( 1 ).
( 1) NDLR : l'auteur de cet article a publié une deuxième étude dans CA Flash Éco, "Indicateurs de crise de change : revue des indicateurs avancés", 28 février 2005.
Problèmes économiques, n° 2876
(25/05/2005)
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Auteur : Arnaud Latinier est économiste au service économie du Crédit agricole.
Article original : "Indicateurs de crise de change : enseignements théoriques"
Source : CA Flash Éco.
N° 2004-17, août 2004
Pascal Blanqué
Rédacteur en chef
Tél. : 01 43 23 65 67
Arnaud. latinier@credit-agricole-sa.fr
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